Présentation :

Au milieu du XIXe siècle, quand l’image s’est imposée dans l’affiche, celle-ci s’est vue qualifiée d’artistique. Et c’est bien d’affiches artistiques qu’il s’agissait car leurs auteurs, Cheret en tête, étaient des peintres et des illustrateurs qui prêtaient leur talent à ce nouveau médium. A cette époque, il n’y avait pas de fossé entre la communauté artistique et le monde de la réclame.
Avec l’organisation de la profession publicitaire, au fil des décennies, les affichistes sont devenus des spécialistes, s’éloignant des arts plastiques avant de se voir étouffés par les agences de publicité et des campagnes où l’individu n’a plus guère son mot à dire.
Tant bien que mal – et plutôt mal que bien – la tradition de certains annonceurs de passer commande à une série de créateurs d’affiches sur un thème donné a néanmoins subsisté. Ces dernières années, citons par exemple les séries pour les Jeux Olympiques – celle de Munich en 1972 étant la meilleure – ou les soixante images suscitées par Artis à l’occasion du Bicentenaire de la Déclaration des Droits de l’Homme. Il ne s’agit plus à vrai dire de publicité – celle-ci, gérée par les agences ayant rompu les ponts avec le graphisme – mais de séries commémoratives où l’aspect décoratif et l’acte créatif l’emportent sur la fonction de communication.
La série d’affiches Gitanes entre pleinement dans cette catégorie. La Seita a été une des dernières entreprises à faire appel à de vrais affichistes, c’est-à-dire de vrais créateurs capables de réaliser ce que Jean Carlu appelait l’expression graphique de l’idée. Ils avaient pour nom Savignac, Villemot, ou Morvan. Aujourd’hui, le coup de chapeau qu’elle propose à la Gitane créée par Max Ponty est strictement du domaine du mécénat culturel, dans le droit-fil des opérations montées avec des peintres puis les photographes ces deux dernières années.
La proposition que nous avons faite est simple : inviter une cinquantaine de graphistes à réaliser pleinement une image en hommage à la Gitane. Un tel choix est nécessairement subjectif. Nous avons en tout cas cherché à ce que toutes les écoles, tous les styles et un maximum de pays soient représentés pour que l’ensemble constitué représente un florilège des tendances de la création graphique contemporaine mondiale.
Les Européens d’abord avec l’Ecole Suisse représentée par Karl Domenic Geissbuhler et Roger Pfund, les Polonais, leur maître incontesté Henryk Tomaszewki en tête et deux générations : Waldemar Swierzy pour les aînés, Wiktor Sadowski pour les plus jeunes. L’Allemagne est présente avec deux de ses plus prestigieux graphistes Holger Matthies et Gunter Rambow. Ce sont ensuite les fameux espagnols, Mariscal et Peret, Alan Fletcher pour la Grande-Bretagne, Gert Dumbar pour la Hollande, les Studios Graphiti et Tapiro pour l’Italie et Jacques Richez pour la Belgique. De l’Est, ce sont Peter Pocs de Hongrie et Nicolae Corneliu de Roumanie. Les pays nordiques sont également présents avec Laura Ljungkvist de Suède et Kari Piippo de Finlande. En Amérique du Nord, nous avons invité deux poids lourds de la côte Est, Seymour Chwast, co-fondateur du Push Pin Studio ainsi que Paul Davis et en contre-pied Bob Zoell et Gary Panter qui révolutionnèrent les années 70. Théo Dimson est canadien, David Tartakover israélien.
Le Japon qui, dans les années 80 s’est imposé dans toutes les compétitions internationales méritaient une importante représentation: nous avons fait appel à Yoshio Hayakawa, un des pères fondateurs de l’affiche japonaise qui a le titre rare et envié de « Trésor Vivant », à deux artistes de la première génération qui rendit le Japon célèbre: Masuteru Aoba et Shigeo Fukuda et quatre autres plus déconcertants qui illustrent les tendances les plus contemporaines du graphisme nippon, Teruhiko Yumura proche de la BD et fasciné par la Californie, Katsumi Asaba, Masatoshi Toda et Makoto Saito dont les figurations photographiques sont souvent proches du surréalisme.
Le Tiers Monde est trop souvent délaissé et absent de ce type de manifestation. Il est ici présent, dans sa diversité avec Edouard Duval-Carrie d’Haïti, le Cubain René Azcuy et Assane N’Doye du Sénégal. Enfin, bien que travaillant depuis longtemps en Europe nous leur associerons Ruben Alterio et Alberto Bali, tous deux argentins. Restait enfin la France où, en égard à la proximité, le choix était plus délicat. André François et Roman Cieslewicz y son reconnus depuis les années 60. Viennent ensuite Gérard Paris-Clavel (ex Grapus) et Alain Le Quernec qui influencèrent la communication culturelle et sociale des années 70 – une direction que suit François Fabrizi. Trois illustrateurs enfin : Pierre Le Tan, de réputation internationale et deux plus jeunes : Cathy Millet et Delhomme.
L’éventail est pratiquement aussi large qu’il était possible. La qualité et la diversité des oeuvres en découlent. Toutes les techniques cohabitent et, si le graphisme pur l’emporte, la photographie avec toutes ses possibilités de réductions et de montages est largement représentée. Tous les styles aussi, du réalisme de Jacques Richez à l’approche conceptuelle de Bob Zoell ou à l’abstraction colorée de Roman Cielewicz en passant par les réminiscences Art Déco de Théo Dimson et le regard naïf haïtien de Edouard Duval-Carrie. On reconnaît la démarche systématique d’un Shigeo Fukuda dans ses jeux graphiques, le cerne fractionné de Waldemar Swierzy ; de même on retrouve l’univers du théâtre italien cher à Graphiti et les usines désaffectées qui hantent l’oeuvre de Bali. Mais s’il est possible de retrouver chez chaque artiste une démarche que nous lui connaissons, au-delà du mode d’expression choisi et de la forme employée – le plus souvent conforme à ce qu’on peut attendre –  c’est l’approche qu’ils ont choisi qui nous paraît intéressante.
La représentation de la silhouette de la Gitane telle que l’a dessinée Max Ponty, en majesté, domine bien sûr, quel que soit le traitement qu’elle subit. Elle devient africaine en boubou chez Assan N’Doye ou pin-up chez Gary Panter – mais  c’est l’exception tout comme l’étrange vision d’André François. Laura Ljungkvist et Tapiro ont joué sa multiplication. Quelques approches sont plus singulières : celle de Wiktor Sadowski qui choisit son visage, celle de Ruben Alterio et Seymour Chwast qui choisissent ses chaussures, évocation de la danse. Alan Fletcher, sur une idée proche de Seymour Chwast, joue magistralement avec son ombre. D’autres ont choisi le paquet : nature morte de Pierre Le Tan qui devient collage photographié chez Teruhiko Yumura, photo travaillée chez Holger Matthies.
La reconnaissance mondiale du personnage passe par un globe terrestre chez René Azcuy et Nicolae Corneliu qui la matérialise par les volutes de fumée…celles-là mêmes qui sortent d’une paire de fesses chez Makoto Saito! La liberté laissée à chacun a amené des images critiques. Il est intéressant à ce sujet de noter que dans une période où le monde entier part en croisade contre le tabagisme, nous avons eu très peu de refus de participer à cette exposition : l’image quasi mythique de Max Ponty a vraisemblablement joué, le caractère clairement annonce de mécénat culturel de l’opération sans doute aussi. Ce même mécénat impliquerait de jouer le jeu sans aucune censure. Alain Le Quernec et Gérard Paris-Clavel, ainsi que le Hollandais Gert Dumbar ont choisi de se servir de la Gitane pour dénoncer le tabagisme. L’important pour nous est la qualité de l’image et Henryk Tomaszewski, qui nous dit la même chose, signe un modèle d’élégance graphique.
Au-delà des images enfin, de leur qualité et de leur diversité, notre démarche montre qu’en laissant réfléchir des artistes librement sur un sujet donné, le résultat est rarement décevant. Un certain nombre de publicitaires s’interrogent aujourd’hui – et à juste titre – devant la pauvreté inquiétante de la création et se demandent comment y remédier. Les images produites par « GITANES » peuvent leur donner une direction de recherche ou l’amorce d’une réponse. De la liberté de créer naît la surprise, chose qui nous manque cruellement aujourd’hui. Il est temps que l’imagination reprenne le pouvoir.

Alain Weill