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Il a fallu l’incroyable succès contemporain de la « Carmen » de BIZET, joué dans tous les opéras et dans toutes les langues su monde, pour que la gitane accède au rang de mythe universel. Et pourtant, très tôt, la peinture s’était emparée de cette image de femme pas comme les autres : c’est-à-dire de la femme par excellence.
Max Ponty, dans les années 50, en fixant définitivement le graphisme jusque-là fluctuant du paquet de GITANES, stigmatisait avec une force peu commune tous les avatars de la danseuse de flamenco espagnole. Simple silhouette noire, habillée en costume gitan, se déhanchant « comme une pouliche de haras de Cordoue » (pour reprendre l’expression brutale de Mérimée), la main gauche posée sur la taille et la main droite levée en l’air agitant un tambourin, la gitane de GITANES apparaît aujourd’hui comme une figure emblématique type, au même titre que la Carmen. Curieusement, les peintres qui ont eu envie de l’interpréter et de la détourner dans leurs univers propres retrouvent subrepticement le même débat éthique et esthétique qui n’a cessé de se jouer autour de la gitane. Et ce depuis sa lointaine apparition dans le champ pictural.
Pour Rancillac, pour Voss, pour Klasen, pour Cueco, pour Erro, pour Maselli et même pour Arroyo, la gitane est une bête de scène, une danseuse ivre, une beauté sensuelle et ludique. Même si cette joie de vivre s’accompagne le plus souvent d’une nostalgie (comme si le bonheur ne pouvait jamais être que passé). Bernard Rancillac peint ainsi une star de cinéma aperçue en couverture de « Ciné-monde » : Viviane Romance dans le rôle de Carmen, bien entendu. Gudmundur Erro, plus sensible à la photographie qu’au cinéma, a effectué un collage comme à son habitude. Il y a même des photos de gitans de David Bailey ou d’Henri Lartigue à une paire de mains en gros plan, traversée d’un éclair. Jan Voss, par contre, en assemblant des tissus et de la tôle ondulée, d’un caractère nécessairement plus abstrait, avoue une fascination plus contemporaine. « Ce que je voulais retraduire, c’est le flot de couleurs et le mouvement de la danse qui fait voler les vêtements » explique-t-il.
Pour Peter Klasen, la gitane devient en elle-même un jeu. Il en fait une sorte de carte à jouer urbaine, en carton récupération, offrant une image double se reflétant l’un dans l’autre. Henri Cueco a été sensible à un aspect très similaire du personnage puisqu’il la cache dans un imagier enfantin. Trente petits objets peints, présentés sur le mur à 5 cm d’intervalle et formant un grand carré sur le mur, constituent un abécédaire d’objets à reconnaître par un écolier. Huit petites gitanes sont à découvrir parmi des images de pommes de terre, de cailloux, de bouts de ficelle et d’autres bricoles insignifiantes. « Sauras-tu les retrouver? » semble dire Cueco avec un sourire.
Titina Maselli, elle, seule femme parmi tous ces hommes a une approche autrement plus féminine, bien évidemment. Femme fatale débordante d’énergie et de joie communicative, sa gitane bleue se dresse avec arrogance au-dessus du corps fragile d’un adolescent qui rêve et se réveille. Le pauvre petit jeune homme émergeant à peine du sommeil risque bien de se faire percer le ventre par les talons de la belle. Mais «, ‘ il n’y a pas de folie amoureuse sans un peu de danger agréable, n’est-ce pas? » assure Titina Maselli. Quant à Eduardo Arroyo, on sait son attirance naturelle pour le monde de la danse et des gitans. « C’est une anecdote sur Carmen Amaya, une extraordinaire danseuse de flamenco des années 40, qui m’a donné l’idée de ce tableau et de beaucoup d’autres sur le monde des gitans. Sortant pour la première fois d’Espagne, Carmen et sa troupe étaient reçues au Waldorf Astoria à New York. Mais comme ils trouvaient la nourriture infecte, ils se sont précipités au port, en ont ramené des sardines et les ont faits grillés sur les sommiers des lits retournés! ». Émerveillé devant ce naturel et cette vivacité, Arroyo a réalisé une oeuvre d’une grande simplicité, aussi bien dans la forme que dans les traits. La gitane de Ponty est tracée en blanc sur fond noir, comme « une peinture à l’électricité exécutée dans la pénombre ». Désirant mettre à plat le concept même du costume de la gitane, celui-ci n’est évoqué que par des bouts de tissus peints aux quatre coins du tableau.
Et pourtant, même dans ce tableau délibérément joyeux d’Arroyo, au-delà de la feria andalouse, la peña negra, la peine noire dont parle Lorca, envahit tout le fond de la toile, le rendant dramatique. Le même phénomène se retrouve dans la « Dame de carreau » de Klasen. Car sa carte à jouer rappelle aussi inévitablement l’impitoyable Trio des cartes de « Carmen », où la gitane, désirant connaître son avenir, commence par tirer carreau et puis pique et encore pique, présage de mort.
Car depuis les diseuses de bonne aventure (celle de Caravage comme celle de Georges de La Tour par exemple), à la peau mate, vêtues à l’orientale, et en train de dépouiller un jeu homme riche à son insu, la gitane a dépassé son simple état de « voleuse de poules » pour atteindre celui, plus tragique, d’héroïne du mal. Et c’est cette femme fatale, compagne de la tragédie et de la mort qu’on retrouve dans chaque gitane, qu’ont plus particulièrement choisi de traiter Fanti, Chambas, Schlosser et Monory.
On ne s’en étonnera guère de la part de Jean-Paul Chambas, aficionado déclaré de la corrida et de l’Espagne violente en général. Bouleversé par la lecture du « Romencero gitan » de Lorca, il a peint le poète tragique à côté de la gitane, reliés par quelques morceaux de scotch. Les cheveux plaqués en arrière, très gominés, Lorca affiche un air plus gitan que jamais. Et sans doute est-ce pour cela que le châle de sa voisine, seule tâche de couleur dans un univers monochrome, a l’air glisser comme une larme sur la joue : en souvenir de l’assassinat du poète par les franquistes…
Se situant dans une perspective délibérément caravagesque – avec son éclairage théâtral sur le côté et son accord de rouge–, la toile de Lucio Fanti montre une gitane absente. Assassinée par quelque Don José, celle-ci n’existe plus que par sa robe rouge à gros pois blancs, accrochée telle une dépouille mortelle, une peau d’écorchée, sur un fond d’éventail.
Partant de cette même idée que la gitane n’est jamais qu’une femme habillée d’une certaine manière, Jacques Monory l’a dénudée. Et s’inspirant des machines à sous en formes de mannequins de Las Vegas, il en a fait une sorte de poupée vampire. Avec son bandeau noir sur les yeux, comme les assassins, elle ressemble à quelque Bonnie sans Clyde, entourée du squelette de ses victimes. Mais de bourreau, la gitane passe aussi vite à l’état de victime. Intitulée « Laisse-moi » – qui reprend les derniers mots lancés par Carmen  Don José qui veut la tuer–, la toile de Gérard Schlosser survole un champ d’herbes jaunes se balançant au gré du vent. Du passage de la gitane, il ne reste que la trace de son corps sur les herbes écrasées. Mais où a-t-elle pu aller? Car le chemin qui mène jusqu’ici ne semble guère pratiqué. Serait-ce sa vie même qui s’est envolée en fumée ?
Mais ces considérations s’accommodent mal d’une Espagne en pleine jeunesse. C’est cette nouvelle situation que reflètent les oeuvres de Rieti, Stampfli et Fromanger. A une époque où l’on croise dans la rue des punks aux cheveux verts ou des skinheads au crâne rasé, peut-on encore s’effarer devant une gitane? Devenue peinture murale, faisant partie du paysage urbain chez Fabio Rieti, étude de forme sans narration ni anecdote chez Peter Stampfli, la gitane n’est plus qu’une passante comme les autres chez Gérard Fromanger. Figure anonyme, ni joyeuse ni dramatique, mais très certainement sympathique, la gitane se fond alors parmi les badauds de la place de la Bastille. Elle danse encore, c’est vrai, mais pour gagner sa vie. En fait, elle tente sa chance, comme tout le monde. « Et la vie toute entière n’est-elle pas une danse? » demande Fromanger. Quelque chose qui se résumerait à cette comptine enfantine : « entrez dans la danse, voyez comme on danse, sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez ».
Le mythe semble mis à plat. Et pourtant même dans ces objectivations, à caractère nettement anti-romantique, la gitane ne cesse d’irradier. Et toujours, elle communique au reste du tableau une part de mystère qui reste inviolée. Car aujourd’hui comme hier, les peintres ont pour Carmen les yeux de Don José.

Emmanuel Daydé

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