ROBERT DOISNEAU. Le photographe poète

Robert Doisneau est l’un des photographes les plus célèbres du XXe siècle. Ses clichés en noir et blanc de Paris et de sa banlieue ont marqué les esprits et les regards. Ses photographies immortalisent un certain Paris avec des lieux mythiques et un monde peuplé d’anonymes qu’il révèle avec un mélange de nostalgie et de modernité. Mais ce qui fait la singularité de Doisneau et que nous percevons dans l’impalpable du ressenti, c’est sa capacité à saisir la poésie des moments ordinaires du quotidien. À travers son objectif, il décèle de la poésie dans les gestes simples, les regards échangés ou dans des scènes de rue apparemment anodines.

Ses amis poètes – Jacques Prévert, Blaise Cendrars, Alberto Moravia ou Curzio Malaparte… voient dans le photographe un compagnon de vie et, de son côté, Doisneau aime à s’entourer de ces poètes qui attisent son regard et son imagination. « Ce que je sais de l’onirique et du fantastique, je le dois à Prévert. » confiera t-il. Ses photographies nous offrent une vision personnelle du monde, à la fois sincère et pleine d’émotion ; son travail se situe à la croisée du reportage et de l’art en capturant des scènes spontanées où se mêlent humour, tendresse, humanité et poésie.

Cette exposition nous propose un voyage dans le XXe siècle de Doisneau, celui d’un photographe poète qui pose son regard inspiré en arpentant le macadam des rues de Paris et de sa banlieue.

Né à Gentilly en banlieue parisienne dans une famille modeste de la petite bourgeoisie, il conserve toute sa vie la gouaille des enfants du peuple qu’il a beaucoup photographié. Après avoir obtenu un diplôme de graveur lithographe à l’école Estienne, à l’âge de 17 ans, il fait ses premiers pas dans la vie professionnelle en dessinant des étiquettes pharmaceutiques. Mais sa rencontre avec le photographe, cinéaste et peintre, André Vigneau deux années plus tard, qui l’engage comme assistant opérateur dans son studio et qui le forme, est décisive. Vigneau lui parle d’une autre peinture, d’une autre philosophie, d’un autre cinéma, et dans l’atelier ouvert à ceux qui sont à l’avant-garde, il s’instruit. Il y entend les théories de Le Corbusier sur la place de l’homme dans l’espace, embrasse les idées de gauche de Prévert en flânant avec lui dans les rues de la capitale, se familiarise avec le surréalisme de Man Ray ou d’André Breton… Il se plonge dans les livres de Cendrars, Giono, Marx ou Montaigne. Un monde s’ouvre à lui. Il sait maintenant qu’il peut poser un regard nouveau sur le réel comme celui des chantiers et des usines, où il capte les détails, les ombres et les lumières, les aspirations, et les souffrances de ceux qui n’intéressent personne: les invisibles.  “Les mains de la sidérurgie“ en est l’exemple le plus impressionnant.

Doisneau qui se passionne pour l’esprit du Bauhaus, comprend qu’il est possible d’intégrer l’art à la vie, et c’est dans les lignes, les formes et les matériaux du quotidien des ouvriers qu’il décèle le beau, l’inattendu avec toute son humanité et son humour. Pendant son temps libre, il part vagabonder, son Rolleiflex en bandoulière et photographie les marchands, les gamins de Paris ou les clients des bistrots, avec qui il installe une complicité: “Halle aux viandes“, “Les pieds au mur“, “Les bouchers mélomanes“…« Loin du confort des studios j’ai préféré le contact rugueux de la rue », dira t-il plus tard. Doisneau ralentit le temps et guette l’instant où un simple geste, une expression ou un détail, rend la scène unique. Et la magie opère… Avec « Les frères », « L’aéroplane de papa » ou « La poterne des peupliers », il fait apparaître chez ceux qu’il immortalise, une véritable personnalité et les intègre dans sa vision du monde : “Le monde que jessayais de montrer était un monde où je me serais senti bien, où les gens seraient aimables, où je trouverais la tendresse que je souhaite recevoir. Mes photos étaient comme une preuve que ce monde peut exister.

Mais un autre monde implacable et brutal s’impose à lui en 1939. Pendant la seconde guerre mondiale, il survit grâce aux commandes du musée de l’Armée et du ministère de la Jeunesse et des Sports, mais c’est au service de la Résistance, que l’ancien graveur lithographe prend des risques en réalisant de faux papiers, allant jusqu’à donner sa propre pièce d’identité à un juif polonais pourchassé par les nazis. Sous l’occupation allemande, la pellicule est rare et chère et malgré l’interdiction de photographier en extérieur, il capture clandestinement des clichés de soldats allemands, les résistants à l’envahisseur, les délogés, les affamés, la France meurtrie dans un noir et blanc tout autant tragique que cinématographique. L’exposition présente des photos rares d’une période comme hors du temps – hors de la vie – où le photographe poète oublie le monde de ses rêves pour symboliser la désolation, l’impuissance humaine et l’isolement. Ses photos comme « Voyageurs sans bagages », ou « Le cheval tombé », ainsi que  « La voiture fondue », et « Le repos du FFI » sont autant de témoignages de cette sombre période.

L’après-guerre de Doisneau est à l’image de la nation qui renaît, tiraillée entre ivresse de vie et précarité. Les nombreuses photos témoignent de cette dualité, entre choix personnels de sujets à photographier et les commandes qui lui permettent de vivre. Il faut dire qu’après-guerre le rythme infernal imposé par une presse en pleine croissance lui permet de réaliser de nombreux reportages. Doisneau sera présent partout en France et à l’international: Point de VueLa Vie ouvrière, Regards, Combat, Action,Vogue, Life, Esquire

Rompu aux travaux tous terrains, il est l’incarnation de ces photographes illustrateurs qui au sortir de la guerre se soumettent au rythme soutenu des commandes comme ses comparses de l’agence Rapho, Willy Ronis, Henri Cartier-Bresson et Edouard Boubat avec qui il se liera d’amitié.

Devenu par nécessité expert en grands écarts, il documente pour les publications communistes et catholiques sur les difficultés économiques et la reconstruction de la France en se pliant aux exigences de la commande tout en préservant ce regard de l’instant, qui fera son succès: “La concierge aux lunettes“, “La famille de blanchisseur“, “L’innocent“. “Le photographe doit être un buvard pénétré par la poésie du moment“, confiera t-il.

C’est l’un de ces moments en suspension qu’il capte lorsqu’il réalise l’iconique “Baiser de l’hôtel de ville“  pour le magazine américain Life. “Baiser valsé“, “Baiser Blotto“, Doisneau a photographié d’autres baisers dans Paris; il aime l’amour et la vie: « il est des jours où l’on ressent le simple fait de voir, comme un véritable bonheur ».

Son bonheur c’est aussi de planter son objectif dans les yeux et les visages de ceux qu’il rencontre, comme un peintre s’adonne avec passion à l’art du portrait. Anonymes et personnalités le regardent en face: “Monsieur Coco“, “Georges et Riton“, “Le barbier de Nanterre“, “Monsieur Nolan, collectionneur“, “Savignac dans son atelier“ … d’autres sont mis en scène avec humour ou dérision: “l’Enfer“, “Un chien à roulettes“, “La dame indignée“ ou encore “Le vélo de Jacques Tati“, “L’archet, Maurice Baquet“, “Les petits pains de Picasso“…

Mais surtout, l’amour de la poésie et du regard amplifié qu’il partage avec Prévert, Cendrars, Moravia, ou Malaparte font de ses photos des hymnes au présent. L’exposition est rythmée de portraits de ses amis avec qui il collabore parfois. Avec Blaise Cendrars, poète moderne et voyageur infatigable, il sort un livre de ses photos de la banlieue parisienne accompagné d’un texte du poète. Avec Jacques Prévert, il partage la défense de la classe ouvrière et l’espoir d’une société plus juste. Leur amitié, leur complicité et leurs ballades donnent naissance à l’ouvrage “Rue Jacques Prévert“. Ce compagnonnage confère au photographe un nouveau statut. D’artisan, il accède à la condition d’artiste et rejoint le “Groupe des Quinze“, une amicale d’artistes photographes. La photo comme la poésie, rythmeront toute la vie de Doisneau dans un langage constant avec le réel: « Prévert s’est approprié les mots que tout le monde avait abandonné et en a déployé les qualités flamboyantes et fantastiques. Ce genre de choses était transposable ; je pouvais faire des images sur la même base ».

Alors que les années 60 et 70 voient la télévision, les transports et les révolutions accélérer le temps, Doisneau arrête le mouvement: “Be bop dans la cave“, “La dernière valse du 14 Juillet“, “La fuite des mariés“, “Les coiffeuses au soleil“… La fin de l’exposition témoigne de la reconnaissance internationale de celui que beaucoup voient comme un seigneur de la photographie. Dans les années 80, l’ouvrage consacré à Doisneau dans la collection Photo Poche, est un succès qui propulse le photographe dans les émissions de radios et de télévision. Films, documentaires, ouvrages en collaboration avec des écrivains, célèbrent son art et son amour des êtres humains sur plus de 60 ans.

L’héritage de Robert Doisneau perdure aujourd’hui, inspirant de nombreux photographes et artistes à travers le monde. Son approche humaniste de la photographie, sa capacité à capturer l’instant présent et à raconter des histoires visuelles continuent de résonner dans notre société moderne. Avec cette exposition, on découvre une oeuvre dans laquelle la poésie et la photographie se rencontrent pour célébrer la vie dans toute sa splendeur.

Patrick Amsellem

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