L’exposition ambitionne d’illustrer le génie de Pratt en présentant ses œuvres, leurs origines et en racontant l’évolution de ce grand conteur et dessinateur. Elle s’attache à souligner l’intensité et la singularité de son art dans toute son étendue.
Dès son plus jeune âge avec la lecture des bandes dessinées de Milton Caniff, Hugo Pratt se rend compte que : “dessiner et raconter, dessiner et écrire, c’est le même acte, parce que c’est le même geste” comme l’écrit Thierry Thomas dans son ouvrage Hugo Pratt, trait pour trait . Cet élan créatif est nourri tout au long de sa vie par des influences d’artistes majeurs, d’intellectuels et de poètes. Ils le guident dans un monde de voyages fantastiques qui donneront naissance à ses héroïnes et héros dont le plus illustre est Corto Maltese.
La curiosité inextinguible de Pratt et sa soif de connaissances concernant les civilisations disparues, les mythologies, l’histoire des religions et la culture militaire l’ont amené à rassembler dans sa bibliothèque pas moins de 17 000 ouvrages. Cette recherche inépuisable donne vie à une œuvre et un style unique qui n’a cessé d’évoluer au cours de cinquante années d’activité prolifique, au point qu’aujourd’hui encore, elle ne cesse d’être redécouverte et interprétée.
Cette exposition entraîne le visiteur à travers sept portes, sept entrées vers autant de mondes issus de l’imagination éclatante d’Hugo Pratt. Une inspiration qui émane de la vision de nombreux films et de la lecture d’innombrables livres.
La passion pour le monde du cinéma naît dès son plus jeune âge, lorsque sa grand-mère l’emmène voir des films tels que La Mutinerie du Bounty ou Le réveil de la Sorcière Rouge qui éclairent sur sa fascination pour le monde de la mer ; un élément qui deviendra la toile de fond des aventures de Corto Maltese.
Sur le plan littéraire, il s’inspire de nombreux ouvrages, dont L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson, l’une de ses aventures préférées qu’il adapte en bande dessinée de manière magistrale.
Au panthéon des grands auteurs qu’il admire, on peut citer Herman Melville, Joseph Conrad, James Oliver Curwood, Henry De Vere Stacpoole et Jack London qu’Hugo Pratt met en scène dans La jeunesse, l’un des opus de Corto Maltese. On ne saurait oublier les univers poétiques de Rimbaud et Kipling, dont Pratt insère des vers dans les dialogues de ses bandes dessinées ainsi que les poètes Rilke, Shelley et Coleridge qui apparaissent comme autant de références qui illuminent ses récits. Les personnages de Pratt lisent aussi : de L’utopie de Thomas Moore choisie par Corto Maltese, au Voyage autour du monde de Louis-Antoine de Bougainville que l’on retrouve entre les mains du rustre Raspoutine.
Mais pour Pratt, l’Odyssée d’Homère, incarne l’épopée ultime ; le véritable commencement, le sceau fondamental du roman d’aventures car “tous les aventuriers sont en quelque sorte des enfants d’Homère”. Avec Ulysse, Corto Maltese partage la curiosité, l’agitation incessante et l’attrait du voyage.
Corto Maltese, l’icône qui a rendu Pratt célèbre dans le monde entier, est donc né de nombreuses images cinématographiques, de livres lus et du désir de liberté inné chez le grand artiste vénitien.
L’art du dessin de Pratt est au service de cette liberté d’expression. Ses lignes simples et claires sont réduites à l’essentiel pour toucher directement le lecteur, son noir et blanc est radical. L’utilisation de l’aquarelle élargit l’imagination, la rend poétique et tend vers l’onirisme.
L’exposition témoigne aussi de l’importance de l’Histoire pour le Maestro vénitien. Tout au long de sa vie, ses rencontres et ses voyages dans de nombreux pays dont il restitue le contexte géopolitique, sont le laboratoire de son œuvre.
En 1945, Pratt dessine L’As de pique d’après un scénario d’Alberto Ongaro, l’histoire d’un journaliste qui devient justicier dans un San Francisco imaginaire. Dans les années 1950, sur la base d’un scénario d’Hector Oesterheld, il dessine Sgt. Kirk , un officier de l’armée américaine qui fait défection après une extermination d’Amérindiens, et Ernie Pike, l’histoire d’un vrai reporter de guerre de la Seconde Guerre mondiale, qui fait face à la cruauté des combats en Afrique du Nord, dans le Pacifique et en Europe. Anne de la jungle est le premier livre dessiné et écrit par Pratt. Il s’agit d’une aventure africaine dont l’héroïne est la fille du célèbre docteur Livingstone. Dans les années 1960, Hugo Pratt, profondément fasciné par les histoires et les environnements des Indiens d’Amérique du Nord, poursuit l’aventure en créant Wheeling, une saga pittoresque qui se déroule en 1774 dans les terres frontalières du Grand Nord. En 1969, il commence à travailler sur Les scorpions du désert , une autre admirable aventure africaine basée sur des faits réels dans les déserts d’Afrique du Nord durant les années 1940, qui met en scène les membres du Long Range Desert Group, un groupe de combattants britanniques dirigé par le lieutenant polonais Koïnsky. Dans les années 1970 et 1980, au sommet de sa gloire, Pratt crée L’homme des Caraïbes avec Sven, un aventurier qui transporte du matériel et des hommes entre les îles, alors qu’avec La Macumba del Gringo, nous nous retrouvons au cœur du Nordeste brésilien dans une histoire de vengeance et d’amour imprégnée de surnaturel. L’Homme de Somalie aborde le thème du délire onirique qui fait partie d’une certaine littérature et d’un certain cinéma, basés sur la solitude et la désorientation des hommes qui font la guerre dans le désert, et rencontrent des démons et des apparitions. Jesuit Joe est un autre chef-d’œuvre qui nous ramène au début du XXe siècle dans le Grand Nord canadien, avec un métis franco-indien mystérieux et violent. Avec Cato Zoulou, Pratt base son aventure autour d’un autre personnage réel, un anti-héros querelleur et cynique, en pleine Première Guerre des Boers en Afrique du Sud.
Dans toute sa production littéraire et artistique Pratt rend hommage aux femmes rencontrées ou rêvées. De la plus audacieuse à la plus romantique, de la plus courageuse à la plus étourdissante, les femmes de Pratt aux caractères bien trempés sont toutes éprises de liberté. Elles évoquent des visions et des souvenirs d’Irlande, du Brésil, de Chine ou d’Argentine et évoluent au milieu de moments historiques décisifs du XXe siècle.
Parmi ses nombreux centres intérêts artistiques, Pratt montre son attirance pour le Pop Art. Les deux figures de proue de ce courant artistique, Andy Warhol et Roy Lichtenstein, ont créé un langage visuel particulier en agrandissant des images tirées de la bande dessinée. Au travers de créations de couvertures et de sérigraphies de grand format, notre Maestro s’est attaché à faire le chemin inverse en agrandissant certains détails de ses dessins, jusqu’à les rendre abstraits.
Cette exposition rend hommage à un artiste majeur du XXe siècle dont les récits nous transportent dans les mondes du réel et de l’imaginaire. Son œuvre éveille en nous le sens de l’aventure dans toutes ses dimensions. Celui qui a peut-être le mieux saisi l’essence du Maestro vénitien est le grand écrivain Umberto Eco : “Pratt transforme en récits d’aventures sa propre nostalgie de la littérature, et la nôtre”.
Patrizia Zanotti et Patrick Amsellem
Artiste :